L'EDUCATION DE LA COMPAGNIE DE JESUS ET SES FRONTIERES

Conférence au Congrès Mondial de CVX

J. Montero Tirado, S.J.

Asunción y São Paolo, 26 juillet 1998

Introduction

Je vous dirai peu de mots pour vous saluer et commencer.

Merci de m'avoir invité. C'est une joie et un honneur d'être ici dans ce Congrès et avec vous. Je sens même une émotion, parce que cette atmosphère m'impressionne.

Je regrette, pour votre bien et parce que vous le méritez, que le P. Gabriel Codina, Secrétaire de l'Education auprès du Père Général, n'ait pu être votre interlocuteur pour ce thème.

Je sens surtout le désir de communiquer avec vous pour partager le plus possible ce qui enthousiasme et passionne les éducateurs jésuites, ce que nous faisons et voulons faire dans le champ de l'éducation.

Savoir que vous êtes intéressés et disposés à collaborer à cette profonde modalité de l'évangélisation est très stimulant.

Pour tout cela, merci.

I. Analyse quantitative de l'éducation jésuite

Je pense qu'il ne vaut pas la peine de vous assommer de chiffres sur ce que la Compagnie de Jésus fait dans le champ de l'éducation. Ces jours-ci le père Gabirel Codina rassemble les dernières données des oeuvres et acteurs des institutions éducatives, formelles et informelles, de la Compagnie dans le monde. Vous pouvez les lui demander pour avoir une vision plus complète et une meilleure compréhension de ce que nous faisons et de ce que nous ne faisons pas.

La lecture analytique ni simpliste ni superficielle des statistiques éducatives, donne déjà des indications importantes sur les critères, les opinions, les stratégies, les tendances, possibilités et manques.

Le fait qu'un peu plus du quart des jésuites du monde travaille dans l'apostolat éducatif et que ce secteur apostolique ait le plus grand nombre de jésuites sont des indications que le Corps de la Compagnie de Jésus pense - comme l'a dit le Père Général à Caracas en janvier de cette année - que l'éducation est "un moyen privilégié pour l'aide des âmes", et que "aujourd'hui ce serait tout à fait irresponsable de la part de la Compagnie de Jésus de se retirer du champ de l'éducation".

Le nombre d'écoles, collèges, instituts d'études supérieures et universités, destinés à des élèves de toutes les couches socio-économiques, depuis les marginalisés et les pauvres, jusqu'aux chercheurs, intellectuels, professionnels et entrepreneurs des meilleures universités, et le fait d'être présent dans tous les continents et même dans les pays où il y a des conflits et de grands risques dans les trois mondes, montre la vision stratégique, la vocation inconditionnelle de servie, l'audace missionnaire, le pouvoir de pénétration dans les diverses classes de communautés et de cultures, et l'universalité de notre mission.

Après avoir surmonté la crise de nos institutions éducatives des années '60 et '70, la Compagnie de Jésus a compris, comme tous les sociologues et constructeurs des sociétés, que l'éducation est un bien fondamental et une stratégie irremplaçable, et a redécouvert le potentiel qu'elle contient pour la promotion de la foi et de la justice, et pour l'évangélisation.

L'éducation devient tellement irremplaçable dans le monde actuel que tout ce qu'on lui demande et tout ce qu'on en attend l'a mise en crise.

Quand les communautés commencent à avoir des problèmes démocratiques et ne savent comment former les citoyens, elles demandent à l'éducation de s'occuper de l'éducation politique et démocratique. Quand grandissent les menaces sur l'environnement, on demande aux éducateurs de faire de la formation à l'environnement. Quand le sida s'étend toujours plus, on nous demande d'éduquer à la santé et à l'éducation sexuelle. Quand les drogues et l'alcool détruisent les jeunes, on nous demande l'éducation préventive contre le droguisme. Quand trouver un travail est toujours plus difficiel, on exige que nous fassions de l'éducation et de la formation professionnelle. Quand la corruption contamine les milieux politiques et le pouvoir économique et social, on nous supplie de travailler pour les élèves et les autres une éducation éthique et citoyenne; etc.

L'éducation systématique scolaire est devenue une carte passe-partout, un fourre-tout qui demande aux éducateurs d'être prêt à tout, d'étudier sur tout, et de contribuer efficacement à tout résoudre. L'éducation est devenue la cour des miracles.

En faisant ce commentaire, je veux dire que l'analyse quantitative nous pousse à l'analyse qualitative; que non seulement nous travaillons beaucoup et sur beaucoup de sujets, mais aussi que les sociétés nous demandent toujours plus et nous donnent des tâches de plus en plus complexes et importantes. Nous ne sommes plus instructeurs ni enseignants, mais maintenant nous sommes des éducateurs, ce qui veut dire aussi et surtout être des formateurs et des préparateurs pour la vie.

II. L'analyse qualitative de l'éducation jésuite.

Pour parler de statistiques et de la dimension quantitative de l'éducation de la Compagnie, je vous ai renvoyé aux données de notre Secrétariat général à Rome. Pour vous offrir des éléments de l'analyse qualitative, je vous renvoie au texte de la dernière Congrégation générale et aux discours, commentaires et lettres du Père Général.

La Congrégation Générale a évalué ce que nous faisons dans l'éducation, depuis l'élaboration et la mise en oeuvre des deux documents "Caractéristiques de l'éducation de la Compagnie de Jésus" (1986) et "Paradigme de la pédagogie ignatienne" (1993), qui inspire et motive notre travail et sont la clé pour comprendre la rénovation et la vigueur actuelles de l'éducation dans la Compagnie.

La Congrégation générale reconnait que :

a) "beaucoup de jésuites et laïcs ont commencé et mené à bien une importante rénovation apostolique";

b) "nos institutions éducatives se sont ouvertes à un nombre toujours plus grand d'étudiants de groupes économiques faibles"

c) "la qualité de l'éducation s'est améliorée en fonction des principes inscrits dans les documents éducatifs de la Compagnie"

d) "la collaboration entre jésuites et laïcs a beaucoup augmenté"

e) "nos collèges sont devenus des plate-formes à partir des quelles on peut entrer dans la communauté... jusqu'aux pauvres et marginaux du voisinage"

f) "nous avons partagé notre héritage éducatif avec ceux qui nous l'ont demandé"

g) "l'apostolat éducatif de la Compagnie a été sensiblement enrichi par l'apport des centres d'éducation populaire, créés dans les zones rurales et urbaines des pays en voie de développement"

La 34° CG "est heureuse de constater ces progrès et demande qu'on les poursuive" et elle exhorte à continuer à avancer en faisant une série de recommendations stratégiques comme:

a) "le choix attentif des directeurs et professeurs, jésuites et non jésuites";

b) "une information appropriée sur le charisme et la pédagogie ignatiens, particulièrement pour ceux qui doivent occuper des postes de responsabilité";

c) "l'attention aux jardins d'enfants et à l'école primaire" parce que "ces écoles sont très importantes" et "forment un des services les plus effectifs que nous pouvons offrir, spécialement aux pauvres";

d) "la collaboration entre les centres d'éducation populaire et les collèges, universités et les centres sociaux".

L'évaluation positive que la 34° CG a fait du travail éducatif de la Compagnie a été confirmée dans le document des "Normes Complémentaires" (n. 277), où il est clairement dit que :

"l'apostolat de l'éducation dans toute son ampleur doit être considéré comme de grande importance parmi les ministères de la Compagnie, et spécialement recommandé par l'Eglise à notre époque. Parce que si ce travail est fait à la lumière de notre mission aujourd'hui, il contribue de façon vitale à "la libération totale et intégrale de l'être humain, qui l'introduit à participer à la vie même de Dieu".

Dans la Congrégation Générale et les Normes Complémentaires, nous éducateurs avons reçu des orientations concrètes et des recommandations pour faire face à notre travail en interaction avec d'autres dimensions de notre évangélisation , avec l'oecuménisme et le dialogue interreligieux, la pastorale sociale, la communication sociale et l'évangélisation des cultures, tout cela en intégrant la collaboration et la corresponsabilité avec les laïcs hommes et femmes.

III. Ouvrir les frontières de l'éducation jésuite

Ce rapide retour sur notre éducation, en nous appuyant sur les documents officiels de la Compagnie, avec une brève analyse quantitative et qualitative, n'est pas suffisante pour évaluer ce que se passe et pour ouvrir nos frontières.

Ce que nous faisons est insuffisant et déficient. Il faut nous interroger plus à fond sur notre travail professionnel pour pouvoir répondre aux nécessités et attentes de ceux qui confient leurs enfants aux institutions éducatives de la Compagnie, pour pouvoir être sûrs que nous donnons une réponse appropriée aux exigences du temps présent, pour confirmer que nous marchons sur le chemin du "magis", sur le chemin de "l'excellence ignatienne" et pour nous sentir des instruments aptes et efficaces dans les mains de Dieu dans la construction du Royaume.

Educateurs, laïcs et jésuites, des institutions de la Compagnie de Jésus, nous devons contineur à compléter, approfondir et développer le Paradigme de la pédagogie ignatienne. Le document publié est un essai provocateur et motivant, mais encore en devenir et imparfait.

Nous tous éducateurs, pas seulement de la Compagnie, nous passons le meilleur de notre réflexion et recherche à étudier les problèmes des élèves et de l'école presque exclusivement sous une approche psychologique.

Nous ne nous sommes pas libérés de ce que l'on appelle la "tradition du rendement"; nous analysons ce qui arrive dans les processus éducatifs et dans ceux de l'enseignement et apprentissage avec naïveté et nous les traitons pour eux-mêmes sans "dénouer les complexités des interactions quotidiennes dans l'école", comme dirait Apple. Nous sommes ignatiens, mais nous n'avons pas encore appris à articuler ces dynamiques internes au contexte culturel, social, idéologique, politique et économique.

Nous devons surmonter la vision que l'école est le cadre où nous cherchons presqu'exclusivement à maximiser le rendement des étudiants individuels.

La pédagogie sociale et la sociologie de l'éducation ne rencontrent pas assez d'éco dans notre pratique professionnelle, ni ne sont assez considéré dans le texte actuel "le Paradigme pédagogique ignatien". Je crois que nous devons encore beaucoup réfléchir sur le rôle de l'école dans la société en utilisant mieux les analyses structurelles et politiques. Nous devons voir les écoles et collèges de façon plus social, culturel et structurel.

Certains d'entre nous sont convaincus que nous éducateurs nous pouvons et devons être non seulement des préparateurs des élèves pour la vie, des serviteurs de la foi et des promoteurs de la justice, mais aussi de véritables "constructeurs de la société". Ceci signifie un nouveau rôle pour les éducateurs et une préparation professionnelle qui intègre les apports de la pédagogie sociale au savoir faire éducatif.

La formation du sens critique de nos élèves, qui traditionnellement a été pris au sérieux dans la Compagnie en enseignant et apprenant à penser, exige aujourd'hui une pédagogie plus subtile, qui joigne les richesses de la réflexion dans la spiritualité et la pédagogie ignatienne. Pourquoi?

Nous mêmes et nos élèves sommes pris dans de complexes "filets et chaines" du néoconservatisme de la postmodernité, soit à partir du néolibéralisme capitaliste, soit à partir de quelqu'autre idéologie suspecte.

De la part des moyens de communication sociale, surtout la télévision commerciale, il est quotidiennement normal que la souffrance humaine devienne un spectacle parfaitement organisé; il est normal que la présentation détaillée de la violence humaine, celle de l'homme contre l'homme pour des raisons légères, fasse partie du quotidien de nos foyers.

Constater qu'il y a chaque jour plus de frères qui deviennent pauvres ne nous touche plus et même on pourrait interprêter comme un succès que "l'option pour les pauvres" soit devenue un objectif conservateur et même un objectif explicite d'institutions avant tout capitalistes de la Banque Mondiale, quand c'est en réalité un victoire à la Phyrrus.

Comment éduquer aujourd'hui à la pauvreté? Quel doit être l'apport de l'éducation à la justice sociale? Quel apprentissage de connaissances, d'attitudes, de processus, de méthodes, de valeurs... nous devons promouvoir et aider à atteindre? Quelles capacités, quelles habiletés, quelles compétences?

Dans certaines institutions éducatives de la Compagnie de Jésus de certains pays on est parvenu à définir les traits du parfait élève formé, à mesurer techniquement combien d'indicateurs on atteint, et à rectifier les processus éducatis antérieurs pour les atteindre. Mais il reste encore beaucoup d'institutions éducatives où le travail se fait empiriquement, sans références théoriques ni philosophie éducative, sans paradigme ni projets éducatifs définis, qui nourrissent le travail pour qu'il atteigne toutes ses possibilités.

Le processus de rénovation de l'éducation de la Compagnie a commencé et il est en bonne santé. Il a défini d'excellents buts, mais il y a encore beaucoup à faire. Ses frontières sont trop étroites.

Il faut les élargir, les ouvrir, en incorporant à notre travail apostolique d'évangélisation par l'éducation, les richesses d'un dialogue intelligent sur les révélations entre foi et raison, foi et maturité affective, foi et science, foi et connaissance, foi et vie.

Il faut les ouvrir en passant de façon plus professionnelle de l'autre côté, ou nous pourrons trouver les ressources qu'apportent la pédagogie social et la sociologie de l'éducation, la micropolitique et la macropolitique de l'éducation.

Les "caractéristiques de l'éducation jésuite" et "le paradigme de la pédagogie ignatienne" sont enrichis avec des expériences très importantes et avec des études qui éclaireront encore plus l'intuition première et originelle.

Avec votre travail, et si vous décidez de travailler dans ce champ avec enthousiasme, avec la mystique et l'esprit qui vous anime, l'éducation de la Compagnie dans ces prochaines décennies pourra laisser des trâces profondes non seulement pour ceux qui bénéficient de nos institutions, mais aussi dans le trésor des apports significatifs à l'histoire de l'éducation.